La cuite…

J’entre dans la petite pièce et j’aperçois mon partenaire de bridge assis, quasiment prostré et cuvant tout ce qu’il a pu boire lors du repas fêtant ce premier trimestre. Le couscous a été bien arrosé et nous pourrions faire la danse du ventre si seulement il y avait un peu de musique, orientale bien sûr. Il y a quelques gravures, aquarelles, gouaches ou autres, suspendues ça et là, mais je suis tout de suite attiré pas une toile plus importante qui me rappelle quelque chose, mais quoi? De plus près je revois la Grande Cathédrale d’Oran qui a inspiré un amateur sentimental pour agrandir une carte postale. Je ne vois pas pourquoi cette architecture m’a interpelé, bien que cela parle de ma ville natale… Ah! oui, ça y est, c’est assis au bas d’une grande colonne que j’ai pris ma première cuite. Pour une synchronicité, c’en est une, mon partenaire; l’Église, et moi au milieu rapprochant les deux évènements éloignés de soixante quinze ans. Sacré cerveau!

Je relate ci-dessous la scène dans un extrait de l’ouvrage  » Soldats inconnus  » de Tubs, paru chez Amazon

– Tu as déjà bu du vin ?

Est-ce un nouveau défi ? Ces temps-ci, ça n’arrête pas : tu as déjà fait ça ? Jusqu’où ? Depuis quand ? Et il faut répondre tout de suite, sinon la question n’attend pas, elle disparaît et laisse toute la place au vide, à l’indifférence et la solitude pointe son nez et annonce qu’on n’est déjà plus comme les autres, qu’on est largué, en train de redevenir petit. Je réponds, à tout hasard :

– Oui, j’en ai déjà goûté…

Jean-Pierre me presse du regard et de la voix :

– Non, non, non… Bu ! Bu, beaucoup de vin ?

Il a au moins quatorze ans, et à un moment ou à un autre, c’est toujours la catastrophe avec ces garçons qui ont quatre ou cinq ans de plus que moi. Alors, je minimise :

– Non. J’en n’ai jamais bu beaucoup, mais je ne peux pas dire que j’aime ça…

Son regard est soudain devenu cruel, implacable, et il déclare :

– Oui, peut-être, mais il faut boire du vin pour devenir un homme !

Boire du vin. La question a ouvert un précipice. Pourtant, il me semble bien que ce soit complètement interdit…

J’accompagne Jean-Pierre et côtoie vaillamment ses enjambées, je ne m’occupe que de suivre ce rythme, cet élan qui m’emporte. La rue Saint-Denis grimpe à l’ombre et Monsieur Kalfon a déjà placé ses deux tonneaux vides de chaque côté de l’entrée de son épicerie. L’été, il laisse les volets de bois sur les portes vitrées pour protéger le magasin de la chaleur et de la lumière.

Le sol s’est creusé à l’endroit du passage et jusqu’au petit comptoir au fond. Les odeurs de grain, d’épices, d’huile et de vin se mêlent dans l’ombre et entourent les sacs ouverts à terre, les deux grosses barriques posées sur leur chevalet, et toutes les bouteilles et les boîtes sur les étagères et dans les recoins. Cette grotte a toujours existé, et, à l’intérieur, il y a Monsieur Kalfon qui attend, dans sa blouse grise, avec sa moustache raide et ses lunettes rondes finement cerclées. Il fait :

– Mmm… ?

Jean-Pierre dit d’une voix claire :

– Ma mère veut un litre de vin rouge mais elle a dit qu’elle n’a pas de bouteille. Elle vous la rendra après.

Monsieur Kalfon respire, met la tête un peu de côté, et regarde Jean-Pierre par en dessous. Il demande :

– Un litre de vin ? A quatre heures de l’après-midi ?

Jean-Pierre répond tout de suite :

– Je ne sais pas : je crois que c’est pour cuisiner.

Monsieur Kalfon se tourne et prend derrière lui une bouteille vide par terre. Il va à petits pas à la barrique, s’accroupit, et en ouvrant le robinet de bois, il dit :

– Ta mère cuisine au vin rouge, maintenant ? Elle fait un civet ? Un civet de quoi, de poulet ? Ca, c’est la meilleure ! De la cuisine au vin rouge… Tiens, et si elle ne l’a pas encore tué, fais attention que le coq ne s’enivre pas trop. Ca fait neuf francs.

Jean-Pierre donne des pièces à Monsieur Kalfon et lui dit:

– Merci, Monsieur Kalfon. Ma mère ramènera la bouteille.

Il prend l’objet par le col et le laisse descendre lentement au bout de son bras. Dans la pénombre le liquide luit doucement à travers le verre, mais maintenant que nous sommes dehors, il prend sa véritable couleur et brille en violet foncé. En remontant la rue, la bouteille se balance un peu entre Jean-Pierre et moi et je ne peux pas m’empêcher de la suivre du regard pendant que je marche. Bientôt, sans même avoir couru, je suis tout essoufflé. Cette bouteille me fascine ; elle a soudain pris une importance incroyable et il me semble que nous sommes trois maintenant : Jean-Pierre, elle, et moi. La lumière dans la grande avenue nous surprend et la chaleur s’abat tout de suite sur nous et nous entoure, nous accompagne pour traverser, puis pour longer le haut mur du square de l’Evêché. Nous n’allons jamais dans ce jardin, il nous est interdit. Le gardien est sévère. Il nous course et nous évacue sans qu’on sache vraiment pourquoi. Il y en a qui disent que c’est un jardin catholique. Nous, nous sommes juifs ; mais Albert et Julot, ils sont bien catholiques, eux, même s’ils ne vont pas à la messe. Les enfants qui s’amusent ici ne sont pas comme nous : ils jouent à colin-maillard, à cache-cache, au cerceau, ou font la ronde. On croirait un paradis pour enfants sages avec des mamans et des bonnes jeunes, belles, très comme il faut. Nous, on joue à se castagner, à lancer des cailloux au but, a faire des courses jusqu’à nous crever la poitrine. Et où il l’a vu, lui, qu’on est comme on est? C’est bien dommage, ce square est très joli. Nous marchons maintenant le long du Jardin Public bordé de terre-pleins plantés de lauriers roses et de palmiers bas. Le kiosque à glaces à l’angle est encore fermé et l’esplanade claire est déserte. Vraiment, je me demande où il m’emmène. Au milieu de la place, toujours là-haut sur sa stèle, Jeanne d’Arc avance debout sur ses étriers en tenant son étendard d’une main et son heaume dans l’autre. Elle est toute dorée, son cheval aussi, mais ils semblent vrais, vivants. Jean-Pierre grimpe sur les larges marches de l’escalier de la cathédrale. Je le regarde et j’attends, mais arrivé au milieu, il s’arrête, se baisse, pose la bouteille devant lui, et se retourne. Quand il s’aperçoit que je suis encore en bas, il se croise les bras, hoche la tête, et m’envoie :

– Alors, tu te radines, le mioche !

Qui a besoin de savoir que je suis ici, sur les marches de la Cathédrale, avec ce futur gibier de potence, comme l’appelle sa mère, qui ? Je regarde bien partout, mais il n’y a personne, il fait trop chaud. Je monte, je grimpe moi aussi les grandes marches et je me sens écrasé par l’énorme basilique de briques rouges que je vois là-haut.

Nous nous installons au bas d’un pilier devant le grand porche de l’entrée principale et Jean-Pierre s’accroupit, débouche la bouteille, et sans attendre, il porte le goulot à sa bouche. Il boit en levant la bouteille bien haut et je vois sa gorge et son cou gonfler, son gosier qui tressaute au passage du liquide. Boire du vin comme ça, à longs traits, n’importe qui en serait effrayé ; même mon père ne boit pas ainsi… D’ailleurs, quand il boit à la bouteille, c’est de l’eau qu’il boit. Jean-Pierre abaisse maintenant le litre et je vois de suite qu’il en a bu au moins le quart. Il souffle, la bouche largement ouverte et les lèvres avancées, et ses yeux vont bientôt lui sortir de la tête. Il se retourne sur moi, et en me tendant la bouteille, il dit :

– Tiens, c’est à toi !

Il l’a suspendue entre nous et ses deux yeux agrandis derrière disent encore plus fort ce que je dois faire. Je la regarde, je regarde les yeux qui me regardent et je sens que je ne pourrai pas leur échapper : il faut que je prenne cette bouteille et que je boive.

Un liquide brûlant envahit ma gorge et, en raclant tout au passage, il se précipite, tombe dans mon estomac, rebondit en bouillonnant et en éclaboussant les parois ; tous les endroits que le vin touche s’éclairent et je sens qu’une grosse ampoule va bientôt m’illuminer à l’intérieur. Jean-Pierre me regarde; il semble boire avec moi et partager ce que je ressens. Je décolle la bouteille de mes lèvres et dans ma précipitation pour la poser par terre, je la cogne un peu. Jean-Pierre fait une grimace d’horreur : il a cru que la bouteille allait exploser et il a tout de suite imaginé le vin qui se répandait partout. Il la reprend vite et porte le goulot à sa bouche, la lève et recommence à boire. Le liquide s’écoule et Jean-Pierre, en l’avalant, fait un bruit d’où s’échappent de grosses bulles qui remontent à l’intérieur de la bouteille en gargouillant. Ses yeux sont fiévreux et je me demande si les miens aussi sont devenus comme ça. Tout le haut de ma poitrine s’est enflammée comme après une grande course et mes oreilles chauffent, battent et bourdonnent en même temps. Mon visage, lui, est en train de s’épaissir et il va bientôt être tout boursouflé. Est-ce pour ressentir cela que Siki, l’ancien marin noir, se saoule ? Je regarde vers le bas et l’armure de Jeanne d’Arc me fait penser à Saint-Georges et au Dragon. La Cheftaine nous a raconté cette histoire il n’y a pas très longtemps ; elle nous a décrit le courage incroyable qu’il a fallu à Saint-Georges pour terrasser cet horrible dragon. Jean-Pierre continue à boire et mes poumons battent comme des ailes, j’ai la gorge et la bouche en feu, mon estomac monte, descend, puis remonte, remonte, je suis le Dragon, et Jean-Pierre, le grand blond, est Saint Georges, et je lui envoie des jets venus de mes tréfonds et qui sortent par ma gueule et mes naseaux, et qu’il reçoit en plein sur sa chemise. Ca fait de grosses traînées violettes. C’est un vrai miracle, je me suis transformé en dragon, véritablement, comme dans un rêve ou un cauchemar ! Mais je n’aurais jamais imaginé que je pouvais ainsi projeter du vinaigre par les narines…

J’entends un grincement derrière moi, je me retourne et vois les deux portes hautes et massives de l’Eglise qui commencent à s’ouvrir…

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