Au fil du temps

Que le temps soit imperceptible dans son écoulement, soit, mais qu’il ne nous laisse que des traces, voire des séquelles, des vétilles des catastrophes que nous avons traversées comme preuve de l’existence que nous avons menée, voilà qui est inacceptable, inadmissible, pour trôner au sommet de l’empilement de ces jours passés qu’on dirait alors sans signification, pas plus que le total au bas de l’addition du prix de chaque denrée dont nous avons fait l’emplette(voilà un joli mot pour parler de ces modestes acquisitions). Que chaque chose se signifie, même laconiquement, ait une valeur en soi particulière, mais vienne finalement grossir une somme sous le trait final, une somme rondelette, dirait-on, quoi de plus ressemblant? Mais  cela reste aussi neutre que ce long ticket blanc constellé de lettres et de chiffres et même ce  montant monstrueux, justement agrandi et noirci pour clore l’opération, la finaliser, représente mal tous les gestes accomplis dans la démarche et n’en donne qu’un mince aperçu.

Nous aurions vécu tout ça, ces drames, ces folies, ces engagements, ces désastres ou ces passions tragiques, l’insistance de ce quotidien, sa banalité, pour n’arriver que là, nulle part, n’être qu’à cet instant fugace qui nie toute continuité, toute relation des choses entre elles, ou une quelconque homogénéité. Nous baignons dans l’absurdité la plus disparate et la régularité de la pendule, son affichage sur les cadrans, son inscription sur les écrans, parviennent mal à nous indiquer notre fuite. On ne peut même pas imaginer que vivre c’est mourir un peu chaque jour: une cécité, une interdiction de le constater nous en empêche, et on entrevoit sa réalité qu’ à de minces occasions.

Le réel, dont nous n’éprouvons que quelques effets épars, rassemble toutes ces volontés, l’insistance de tous ces désirs, que ce soit le pharmacien derrière son comptoir, l’albizia au coin de la rue qui vit sa saison, ou le quidam  qui va quelque part sur son vélo, voire la fourmi qui longe le trottoir, tout s’évertue pour durer, faire, être ou, imprudemment, exister. Quelque fois, ce sentiment de n’appartenir à rien d’objectif, de logique,  nous pousse hors de nos gonds et exulter dans une conviction, une colère, qu’on voudrait durable tant elle est vraie, vivante, las, nous retombons vite dans nos miasmes et notre ineptie familière nous reprend et berce notre entendement.

Enfin, toute cette agitation constante, ce tintamarre, ces proclamations, se brisent sur le  fil du temps qui ne tisse que des linceuls… Qu’est-ce qui t’a pris? A cette heure-ci (ou à une autre, d’ailleurs) de considérer les choses de l’existence sous l’angle de la réalité. La réalité n’existe pas, ce n’est qu’un effet du réel qui, lui, est immuable, incommensurable, et, comme le Dieu des Juifs, imprescriptible.

Bon, je vais m’atteler à éplucher ces pommes de terre puis à les découper en quartiers d’un volume défini qui vont baigner dans un bouillon aromatisé au poivre rouge, à la purée de tomate et au safran, du thym et du laurier, ail, sel et poivre. La longue cuisson à basse température les préparera à accueillir la saumonette qui achèvera à la perfection  ce plat méditerranéen. Plus concret, tu meurs